Q : En ce début du XXIe siècle, le dialogue judéo- chrétien est-il toujours un défi de taille pour les Juifs et les Chrétiens?
Grand Rabbin Gilles Bernheim: Je saurais répondre en ce qui a trait au défi que représente pour les Chrétiens le dialogue avec les Juifs. Pour le théologien allemand Friedrich Marquardt: “L’antijudaïsme chrétien ne sera dépassé que lorsque les Chrétiens seront parvenus à percevoir dans un sens positif le “non” des Juifs à Jésus”. Ce qui ne veut pas dire que les Juifs n’ont plus rien à dire aux Chrétiens parce qu’ils disent “non” à Jésus.
Mais cela veut dire que le “non” des Juifs à Jésus n’est plus perçu par les Chrétiens comme une offense, mais comme une manière d’être Juif, d’être homme d’une manière autre que celle que le christianisme préconise. Ça veut dire que cette altérité du judaïsme est désormais reconnue comme une valeur profonde par les Chrétiens.Le dialogue entre Juifs et Chrétiens, c’est la rencontre de deux altérités, c’est-à-dire de deux différences qui ne se laissent pas réduire à un oecuménisme mou.
L’ensemble de ce livre en témoigne, ni le Cardinal Philippe Barbarin ni moi-même n’avons fait la moindre concession. C’est un dialogue courtois, franc, entier, très exigeant, où la peur d’être autre, et parfois de déplaire, n’est jamais escamotée au profit d’un oecuménisme qui n’aurait aucune raison d’être.
Q : Est-ce la figure de Jésus qui rend ce dialogue plus difficile?
Grand Rabbin Bernheim : Nous, Juifs, différencions bien le Jésus historique du Jésus “christique”. Le Jésus historique est un homme avec sa sagesse. Aujourd’hui, certains Rabbins pensent que Jésus adoptait des positions très minoritaires, qui n’ont été affirmées que dans des circonstances exceptionnelles.
Cet homme Jésus est Juif, et l’est resté, quelles que soient les contradictions qu’il affiche avec la Loi juive, la Torah et les Mitsvoth, et quel que soit le jugement sévère que nombre de Rabbins peuvent avoir à son égard. Ce n’est donc pas la judaïté de Jésus qui est en cause, même si on n’est pas toujours d’accord sur ce qu’il dit ou fait.
Ce qui est en cause, c’est le traitement qui a été opéré sur la fin de sa vie avec la souffrance, la mort, la crucifixion et la résurrection.
Ce qui est en cause, c’est toute la christologie, c’est-à-dire l’élévation d’un homme au rang de médiateur entre l’homme et D. ieu, voire de demi-D. ieu, partie prenante de la divinité. Là, nous sommes dans un champ de référent qui est complètement étranger aux Juifs.
À partir de là, le christianisme n’a plus rien à voir avec le judaïsme. Cette proximité et cette irréductible différence sont non seulement rappelées mais soulignées tout au long de ce livre.
Q : Nombreux sont les Juifs et les Musulmans qui reprochent à Benoît XVI, de négliger le dialogue interreligieux,dossier très prioritaire pour le défunt pape Jean-Paul II.
Grand Rabbin Bernheim : Benoît XVI, est plus un théologien qu’un historien de la religion. C’est un homme qui cherche avant toute chose à vérifier que les concepts de l’Église sont correctement transmis, définis pour eux-mêmes et par eux-mêmes. Il est moins ouvert que son prédécesseur, feu le pape Jean-Paul II, aux cultures différentes de la sienne.
Tout en étant très respectueux du judaïsme et des avancées du Concile Vatican II, c’est indéniable que pour Benoît XVI le dialogue avec les Juifs, je devrais dire avec les autres religions, n’est pas aussi prioritaire qu’il l’a été pour Jean- Paul II.
Q : Quel regard portez-vous sur le dialogue interreligieux en 2008, entre le judaïsme, le christianisme et l’Islam?
Grand Rabbin Bernheim : Je suis beaucoup moins averti du dialogue entre le judaïsme et l’Islam.
Il y a en France des Rabbins, et d'autres Juifs qui font un travail remarquable pour faire avancer ce dialogue. Seulement, la différence qui existe avec le dialogue entre Juifs et Chrétiens, c’est que ce dernier commence sur un texte. Juifs et Chrétiens peuvent avoir une lecture très différente du Pentateuque, de la Torah, mais ils lisent le même texte, même si chaque lecture ouvre des perspectives très différentes.
Le dialogue avec les Musulmans ne se fait pas sur un texte, n’est pas une discussion sur des versets des Prophètes, ni une divergence de lecture. C'est la réalité qui qui ne se définit pas de la même façon : par exemple, dans la version juive c’est Isaac qui est élevé sur le Moria par Abraham alors que dans la version musulmane ce n’est pas Isaac, mais Ismaël!
Le dialogue devient alors beaucoup plus difficile. Il est beaucoup plus un dialogue entre des comportements, des mentalités, des manières de vivre ensemble, auxquels un bon nombre de Juifs d’Afrique du Nord ont été accoutumés à certaines époques dans leur pays d’origine.
Q : Donc, pour les Juifs, les perspectives d’un dialogue franc et fructueux sont moins prometteuses avec l’Islam qu’avec le christianisme?
Grand Rabbin Bernheim : Oui, le dialogue judéo-musulman, qui existe aujourd’hui, mais à une toute petite échelle, est difficile, pas seulement à cause du contexte politique du Moyen-Orient, mais parce qu’il faut aussi que les gens qui s’y engagent soient formés à l’écoute, à la culture et à la langue de l’Autre. On ne peut pas étudier un texte en hébreu si on ne connaît pas l’hébreu. On ne peut pas étudier un texte du Coran, si on ne connaît pas la langue arabe. Il y a ainsi aujourd’hui trop peu de candidat à ce travail à venir.
Je souhaite que cette étude commune ait lieu dans un proche avenir parce qu’il n’y a pas de vivre ensemble sans étude, sans donner à penser aux autres, sans cette volonté d’attester que ce qui fait la grandeur d’une religion ce n’est pas sa certitude d’avoir raison, mais sa capacité à donner à penser (pas dit à convaincre, et encore moins à convertir) à ceux qui n'y croient pas. Ça veut dire que le Juif qui expose sa tradition suggère aux autres que sans perdre leur foi, et parfois même pour l'améliorer, le judaïsme peut être une ressource intellectuelle, affective ou relationnelle, et réciproquement. C’est une démarche audacieuse, mais indispensable!
Q : Le confit politique entre Israël et le monde arabo-musulman constitue-t-il une grande entrave au dialogue judéo-musulman?
Grand Rabbin Bernheim : Oui, le conflit entre Israël et le monde arabe est un sérieux écueil pour le dialogue judéo-musulman. Il y a dans les Communautés juive et musulmane de France une volonté de couper, de séparer le dialogue judéo-musulman du problème du conflit israélo- palestinien -ce qui est parfois difficile- de manière à générer un véritable souffle, une véritable attention au vivre ensemble entre Juifs et Musulmans.
Q : En Europe, des leaders islamistes martèlent dans leurs prêches une rhétorique antisémite virulente. L’expansion de cet Islam fondamentaliste est-t-il inéluctable?
Grand Rabbin Bernheim : Oui, un discours extrêmement radicaliste est prêché dans certaines Mosquées en France.
C’est un discours antijudaïque, antioccidental, qui remet en question tous les acquis de la Renaissance et du siècle des Lumières en France.
C’est un discours véhément, qui tente à faire de la France, même si ce n’est pas toujours dit de manière ostensible, une terre de conquête, de mission, de conversion à l’Islam.
Là, il y a lieu d’être inquiets, car ce phénomène touche aussi bien les Juifs que la République française ; les citoyens français ne doivent pas l’oublier!
Q : Dans un pays républicain comme la France, on a l’impression que le fait religieux est de plus en plus incompatible avec la laïcité?
Grand Rabbin Bernheim : Permettez-moi de m’attarder un instant sur le mot “laïcité”. On parle beaucoup en France de “laïcité active”, de “laïcité positive”. La laïcité, ça ne se réduit pas à assurer que l’État garantisse une société où les problèmes ne doivent pas apparaître, où les différences ne doivent pas s’afficher, ne fassent pas souci. La laïcité, c’est autre chose.
La laïcité en France, c’est la reconnaissance d’un certain nombre de valeurs françaises. Lorsqu’on parle de liberté, d’égalité, de fraternité, que signifient ces concepts, socle de la République?
La liberté, c’est par exemple le droit de quitter sa religion. Or, nous savons que nombre de courants de l’Islam ne le tolèrent pas.
L’égalité hommes/ femmes, ça veut dire qu’être Musulman, c’est aussi accepter l’idée de résister au principe du patriarcat, c’est aussi donner à la femme toute sa dignité, ses chances. La fraternité, c’est l’appartenance à une même Mémoire, j’aurais pu dire à une même Histoire. Nous sommes frères, ça veut dire que nous avons un même père, les mêmes origines. C’est donc pour vivre ensemble en respectant nos origines respectives et en essayant de construire un avenir où des religions différentes sauront cohabiter en bonne intelligence et avec coeur.
Voilà ce que c’est qu’être laïc en France. Ce qui veut dire que pour un Musulman, un Chrétien ou un Juif, il y a un vrai travail à effectuer dans sa Communauté pour que ces valeurs républicaines, qui forment aujourd’hui le ciment de la laïcité française, soient respectées.
vendredi 12 septembre 2008
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